LE TCHEKISTETitre original : Tchekiste
Titre alternatif : The Chekist
Réalisateur : Aleksandr Rogozhkin
Année : 1992
Pays : Russie
Genre : Drame / Historique
Durée : 1h29
Acteurs principaux : Igor Sergeev, Aleksey Poluyan, Mikhail Vasserbaum, Sergei Isavnin, Nina Usatova
Comme son nom l'indique, le film a pour héros un agent de la Tchéka, nommé Srubov, et décrit son quotidien de chef local de la police secrète bolchévique dans une petite ville russe au moment de la guerre civile qui suit la révolution d'Octobre. C'est un film comme je les adore, extrêmement glauque et très dur, ou la violence la plus crue est filmée froidement, avec un détachement presque scientifique, anti-larmoyant. Ce film russe de 1992 montre, sans cacher aucun détail, comment fonctionnait la Tchéka et comment s'opérait la Terreur bolchévique au début de la courte prise de pouvoir de Lénine, bien loin de l'usage quasi-industriel de la torture et des procès-spectacles de la période stalinienne. En cette période délicate entre toutes pour le nouveau régime, arracher des aveux aux prévenus par la force n'intéresse pas du tout les agents de la police secrète soviétique, il n'y a franchement pas le temps pour ces bêtises. Il faut que ça tourne. On arrête des gens (aristocrates, intellectuels, Juifs, membres du clergé, Blancs, membres de la famille d'un Blanc, membres d'une autre faction politique, même révolutionnaire...), on les interroge très brièvement dans un bureau, de manière froide mais rarement avec violences physiques, on les juge en deux secondes, on les entasse dans des caves/cachots en attendant leur tour, quand une cave est pleine on les fait sortir à la queue dans le couloir, et par groupe de cinq, on les amène dans une pièce du sous-sol spécialement aménagée à cet effet, on les fait se déshabiller, chacun face à une porte en bois fixée devant le mur, certains font une crise de panique, d'autres au contraire demandent une clope avec le sourire (pour tromper la peur), on la leur allume avec courtoisie, on les abat chacun d'une balle dans la nuque, on remonte les corps nus par une trappe en les suspendant par les pieds, et on les entasse, fournée après fournée dans une charrette ou une camionnette bâchée, direction la fosse commune. Simple, efficace, net, sans bavure. Les suspects sont morts puis enterrés dans l'anonymat le plus total. Pas de martyrs, ça défile trop vite de toute façon. Srubov est consciencieux et ne tolère aucun débordement. Si l'un de ses hommes, échauffé par la vue d'une belle jeune femme nue, s'avise de la tripoter avant son exécution, il le réprimande durement en lui faisant comprendre qu'un tchékiste indiscipliné peut aussi très vite se déshabiller devant ses anciens camarades. Aux suivants !
Srubov est un jeune homme froid, distant, marié mais sexuellement impuissant, il est haï par ses proches, craint par toute la population de la ville. On apprend qu'il a fait exécuter son propre père. Ce n'est pas une brute, mais plutôt un intellectuel pausé et réfléchi, idéologue convaincu. Un pur, un fanatique incorruptible et impitoyable. Srubov tente de se convaincre du bien fondé de ses actes, se répétant sans cesse qu'il n'y a pas d'alternative pour faire triompher sa cause, qu'il doit oublier ses propres émotions, se montrer froid, sans pitié et impartial envers tous pour accomplir son devoir et servir son idéal. Il doit s'oublier en tant qu'individu pour être un instrument utile et efficace au service de la Révolution marxiste-léniniste. Srubov, malgré sa bonne volonté, sombre peu à peu dans la folie et est interné en hôpital psychiatrique. Sa famille oublie la rancœur et la peur qu'il leur inspirait et le soutient à présent qu'il n'est plus tout puissant mais vulnérable, maintenant qu'il a irrémédiablement perdu la raison, et du même coup retrouvé un peu de son humanité. C'est la seul note (vaguement) positive du film _ j'ose pas dire la happy-end
_, qui est un des plus sombres que j'ai pu voir.
La violence est filmée de façon très crue mais sans aucune complaisance, avec exactement la même froideur que les scènes de dialogues. Le mise en scène est aussi froide et détachée que Srubov s'efforce de l'être, le monde qui entoure notre héros semble s'enfoncer dans une folie équivalente à la sienne. Il n'y a pas d'affrontement ou de face à face (ce serait plutôt des faces à fesses) entre d'un coté les méchants communistes et de l'autre les gentils victimes, mais des hommes et des femmes qui se parlent calmement et s'entretuent sauvagement la seconde d'après, chacun pouvant finir nu dans la fosse commune, y compris le bourreau d'hier. Les agents de la Tchéka réagissent différemment au massacre à la chaine qu'on exige d'eux : certains se réfugient dans l'alcool, la débauche et l'humour (très) noir, d'autres se suicident. On a aussi un exemple d'indulgence de la part de Srubov lorsque celui-ci renonce à réprimer une mutinerie de soldats de l'Armée Rouge. Parmi les scènes marquantes, on peut citer celle où une mère de famille fait irruption avec sa fille adolescente dans le bureau de Srubov et se met à déshabiller sa fille devant notre héros affolé tout en suppliant humblement l'indulgence du Commissaire politique pour son fils qui a été arrêté. Ou encore la scène où les Tchékistes prennent leur douche juste à l'emplacement où ont lieu les exécutions, et où l'un de leurs collègues farceurs se met à faire semblant de les canarder au pistolet.
Soutenu par moments par une petite musique sourde, répétitive et sobrement anxiogène, décrivant sans parti-pris moralisant l'un des aspects les plus violents de la Révolution russe,
"Le Tchékiste" est un petit chef-d’œuvre de noirceur qui mérite largement d'être (re)découvert.
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