Depuis longtemps me chiffonne la théorie, désormais reçue avec assez de bienveillance dans la plupart des cercles autorisés, du rôle bénéfique et protecteur du cheval noir.
Revenons à notre spontanéité émotive de spectateur. Quand le « maudit animal », suivant les termes même du petit vieux, apparaît, il ne fait guère de doute, à nos yeux, que sa robe noire en fait le frère du chat, comme lui créature de ce Diable, évoqué par le titre, omniprésent et cependant invisible.
Sur quoi s’appuie, au juste, l’hypothèse du cheval bienveillant ?
-Premier point : il se cabre devant l’héroïne à sa sortie du château. Difficile d’interpréter ce comportement. Sans doute, loin d’avertir de façon salutaire la jeune fille des dangers qu’elle court, se tient-il là comme émissaire, figure de proue des forces des ténèbres, signalant que durant la nuit à venir, nous passerons de l’autre côté du monde. Suite à quoi, notre héroïne fuit de plus belle vers le danger.
-Deuxième point : le cheval s’attaque au monstre et manque de le tuer. Certes, mais est-ce parce que l’on ouvre des cervelles de Méchants que l’on est soi-même Bon ? N’a-t-on jamais vu s’étriper de sbires entre eux ?
Qu’est-ce qui empêche de supposer que ce que Devil Story donne à voir, c’est un univers entier soumis à l’emprise du Malin, à un principe de mal à la fois insaisissable et diffracté en mille et un avatars : le chat, la chèvre, le cheval, le monstre, le vieux (aucun doute, à mon sens, quant à la perversité du vieux), la sorcière… Ce qui n’implique pas qu’il faille mettre tous ces personnages sur le même plan, non, mais tous, à un niveau ou à un autre, semblent être les pantins du Mal.
Un univers maudit, souillé, malsain. En témoignera le sort de la Blonde, innocente égarée tour à tour persécutée par tous, pourchassée à l’infini. Nul n’est en mesure de la protéger de cette folie généralisée : ni le petit vieux, aveuglé par l’obsession du pouvoir et de l’Or du navire, ni son mari évanescent, disparu dès que le voile des apparences du quotidien se déchire avec la nuit de l’équinoxe.
Un paradis pour les monstres, un enfer pour les blondes. Telle est la vision du monde de Bernard Launois. En attestera l’horreur de la matière éprouvée par le réalisateur, qui affleure à maintes reprises : dégueulis, gerbe, giclures sanguinolentes. Pourquoi s’attarder pendant un quart d’heure à des plans aussi répétitifs, sinon pour montrer que la Matière est la Corruption, le Mal, l’Ignoble ?
A-t-on relevé à sa juste importance le détail que la blonde s’empresse de revêtir un ciré ? Oui, un ciré, c’est-à-dire un vêtement qui se nettoie avec une éminente aisance, à défaut de demeurer vierge de toute souillure. Ciré jaune, en outre, couleur solaire au sein de la nuit. Incontestable symbole de pureté : celle qui l’arbore ne pourra qu’être la proie du Diable.
En somme, il s’agit là sans conteste du premier nanar gnostique.
La matière est le mal. L’univers terrestre est voué à la perte et à la déréliction. Ce que prouve la fin sisyphéenne du film : le lendemain matin, alors même que la blonde croit avoir triomphé des forces du mal et/ou avoir fait un simple cauchemar, la revoilà attirée vers les mêmes falaises, puis avalée, abîmée par un gazon carnivore, figure de la terre, gloutonne et maudite.
Et rien n'empêchera l’éternel retour du Mal, semble nous indiquer l’extraordinaire final cyclique, qui remet en scène les protagonistes maléfiques du film : petit vieux, vieille sorcière et gros monstres, que nous, naïfs spectateurs, avions cru, l’ombre d’un instant, défunts.
Vision grandiose et désolée que ce monde déchu à laquelle nous convie Bernard Launois, sans doute le dernier parmi nous des grands Gnostiques.
Grossière hypothèse d’ensemble, on s’en doute, qui demanderait à faire l’objet d’une étude autant sérieuse qu’approfondie. Reste en particulier à préciser le sens des figures de la momie et du navire Le Condor. Il faudra certes y revenir.
_________________ Whatever happened to the saturday night?
(Meat Loaf, in Rocky Horror P.S.)
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