Quand Jean-Luc Godard a dit « le cinéma, c'est la vérité 24 fois par seconde ». Il ne savait certainement pas ce qu'était un mondo. Car qu'est-ce que le mondo sinon la distorsion du réel ?
Présentant son film sous la forme d'un documentaire type « connaissance du monde », un réalisateur de mondo va sélectionner tous les aspects crapoteux d'une ville ou d'un pays, en rajoutera via la voix-off pour dénoncer la sauvagerie et la dépravation tout en encourageant le voyeurisme du spectateur.
Ainsi, dans un mondo, l'Afrique est peuplée de cannibales se livrant nus à d'étranges rituels de fertilité, la Suède est un dangereux repère de nudistes sodomites, et les Etats-Unis un pays où chaque homme est un serial killer et chaque femme une strip-teaseuse.
Comment reconnaître un mondo ? Si la plupart contiennent le mot mondo dans leur titre, on peut aussi y retrouver des mots qui sonnent bien comme secret, ou interdit. Ce qui nous amène à notre objet : Saint Tropez interdit.
Vous qui entrez ici, abandonnez tout espoir
On a donné à José Bénazéraf, l'auteur de ce film, les surnoms d'Antonioni de Pigalle ou de Godard du porno. Toutefois contrairement au suisse, il connaît la vérité du cinéma et nous le prouve de façon magistrale ici.
Car que peut-on attendre d'un mondo sur Saint-Tropez ? Saint-Tropez, mythe crée par Brigitte Bardot dans
Et Dieu... créa la femme, repère de nudiste dont on rit dans
le Gendarme de Saint-Tropez, mais aussi lieu pour gentilles comédies porno 70's type
Dans la chaleur de Saint-Tropez. Saint-Tropez, lieu excitant où en 1985 on pouvait espérer voir des jeunes femmes (mais aussi des vieilles) seins nus sur la plage (comme partout) tandis qu'Eddie Barclay jouait aux boules avec Henri Salvador...
Comme tous les mondos, Saint-Tropez interdit survend un peu le scandale. Enfin, survendre est un poil euphémique, tant la ville de Sous le Soleil devient ici Sous le soleil de Satan !
Je vous propose de voir cette vidéo pour vous en convaincre :
http://www.dailymotion.com/user/poulet42/video/xaoaqe_saint-tropez-interdit-la-citta-del_shortfilms
Pour réussir un tel exploit, il fallait bien être deux génies agissant de pair. Ainsi, si le film lui-même se termine par un sobre : « enquête réalisée par José Bénazéraf », la jaquette de la vhs indique fièrement : un film de José Bénazéraf, réalisé par Georges Cachoux. Outre le fait qu'on voit mal comment un film peut être de quelqu'un et réalisé par un autre (surtout en France où la position du réalisateur est pratiquement sacrée), on peut résolument s'inquiéter de l'alliance des réalisateurs de « le désirable et le sublime » (
http://www.nanarland.com/Chroniques/Main.php?id_film=desirableetlesublime), et de « chômeurs en folie ».
(
http://www.nanarland.com/Chroniques/Main.php?id_film=chomeursenfolie)
De sorte que s'il y a bien quelque chose d'apocalyptique dans ce film qui n'hésite pas à citer le livre de Daniel, ce n'est pas tant le sujet que son traitement. C'est ce que nous allons voir à présent.
Motos, voitures dans l'eau, caravanes à sabots, scooters pas beaux : Saint-Tropez parano !
Tout d'abord présentons la structure du film. Imaginez une dizaine de scènes érotiques, sans aucun rapport l'une avec l'autre, montées au hasard avec le film de vacance de votre tata Micheline, et vous avez un premier aperçu. Maintenant imaginez que ces séquences, non seulement n'ont aucun rapport entre elles, mais n'ont pas de cohérence interne ? Par exemple au début, on voit une jeune fille prise en stop dans les collines par une autre femme. Celle-ci l'emmène au centre ville de Saint-Tropez. Là elle lui bande les yeux, et l'emmène dans une villa à l'écart, où elle est accueillie par un tigre. Tout de suite, la tension monte, et la voila soumise à une torture infernale !!!! On lui lave les cheveux avec un pommeau de douche. Quelle perversion ! Mais aussi quel rapport ? Comment est-on passé d'une atmosphère champêtre à une ambiance pseudo S.M. ?
Plus fort il y a des séquences qui n'ont aucun rapport avec rien dès le départ. Ainsi on trouve une séquence avec des femmes maquillées en félin, feulant devant un chasseur, qui, au détour d'un plan aura bientôt le visage grimé en zombie. Une scène soutenue par moult slaps de basse qui sentent si bon les années 80 et dont la débilité n'a d'égal que le risque pris par les actrices. Celles-ci montent en effet sur une verrière qui semble abandonnée et prête à s'effondrer à tout moment.
Les cosmocats derrière à l'air chassées par un zombie vénère se réfugient sur une verrière : Saint-Tropez galère !
Plus le film avance, et plus la perversion de Saint-Tropez infeste le film, provoquant un nawak cinématographique toujours plus dense. Le comble est atteint lors de la scène de la vie dans les villas. Dans un effort de montage digne d'un Joseph Lai ou d'un Godfret Ho, Cachoux et / ou Bénazéraf juxtaposent en champ des images vraisemblablement prises dans une véritable soirée Tropézienne, et en contre-champ des images érotiques. Ce qui fait le raccord : il fait nuit dans les deux cas : les scènes avec des vrais gens sont filmées à l'intérieur, tandis que l'érotique est à l'extérieur. Pourquoi est-ce nanar ? Tout d'abord la soirée en elle-même : on y voit que les Tropéziens sont de sacrés pervers : ils boivent du vin, mangent, et, au mon dieu je n'ose le dire, portent des masques et du maquillage. Bon, enfin, ils fêtent Halloween quoi. Ils ont même l'air de franchement s'ennuyer. Est-ce le contrecoup de la vie libertine, ou une mauvaise digestion du rosé ? En tout cas, on les sent prêts à s'assoupir à tout moment. Maintenant, amis lecteurs, je vous pose la question : vous avez une soirée costumée et vous voulez filmer un insert érotique. Que faites-vous ?
Pour vous laisser le temps de réfléchir, un petit intermède musical :
http://www.dailymotion.com/user/poulet42/video/xaoalv_fille-du-vent_shortfilms.
Alors, au fond on me propose des jeunes femmes vampires. Malheureusement, ce n'est pas un film de Jean Rollin, je refuse donc la réponse. A ma droite, on pense qu'une jeune femme faisant l'amour avec une carcasse de viande serait drôlement érotique. Je vous dirais que vous avez des fantasmes érotiques bizarres, mais je vous dis aussi bonne réponse.
Mais si je vous dis qu'en plus vous avez des femmes pratiquant l'escrime seins nus, et un homme transformé en grappe de raisin par un baiser ? Quoi, vous ne me croyez pas ? Et pourtant...
Ennui poli, escrime nudie, raisin noirci, dracula ébahi : Saint-Tropez interdit !
Sans détailler ainsi toutes les scènes, on peut remarquer l'incroyable mélange de registres dans ce film : comédie à la Max Pécas impliquant des merguez à trente balle le kilo, scènes de yacht, scènes pseudo S-M, scènes de n'importe quoi, pour terminer dans une ambiance Giallo à l'antipode du début ensoleillé. Vous me direz : oui, mais c'est un film érotoche, qu'attendiez-vous ? Je vous répondrai que tout le film, scènes de stupre inclues, est d'une laideur redoutable, et surtout que la façon dont sont filmées ses scènes est lamentable. Le film est érotique (pas de pénétration réelle), mais filmé comme un film hard (plan d'ensemble, etc.) : le résultat est ridicule. On a plus l'impression de voir des danseurs contemporains s'adonner à une drôle de chorégraphie que des pervers prêts à tous les vices.
Ainsi, en ne restant que sur le terrain de ce qui est montré, Saint Tropez interdit a déjà sa place ici.
Mais il y a plus. Beaucoup plus même.
Je ne sais pas exactement quelle a été la relation entre Cachoux et Bénazéraf, mais je peux très bien imaginer la scène suivante.
« Georges Cachoux était dépité. Il avait pourtant mis tous les atouts de son côté pour réussir son film érotique sur Saint-Tropez : yacht, hélicoptère, merguez et camping-car. Pourtant à la vision des rushs, il se rend compte de son erreur : il n'y a pas d'histoire ! Que va dire le producteur ? Il consulte son répertoire : qui appeler ? Didier Bourdon ? Non, bizarrement, il refuse de lui parler depuis son précédant film. Un nom juste au dessus : José Bénazéraf. Bien sûr, lui sait faire des films sans narration ! Même qu'on lui dit que c'est très intelligent.
Le téléphone sonne chez José. Le temps est long pour George, qui entend la sonnerie résonner dans l'appartement peut-être vide. José répond enfin. Sa voix est fatiguée, fluette et usée. Manifestement il a passé la soirée précédente à boire et il n'a pas tout à fait récupéré.
-Allo José, faut que tu m'aides. Mon film est nul, on comprend rien, y a pas d'histoire, En plus y a des lesbiennes qui boivent du vin rouge au cubi, je sais pas pourquoi j'ai filmé ça.
- Pas de problème Georges. J'en fais mon affaire. Amène tes rushs au studio, on va faire la voix-off. Ca va bien se passer. »
Quelque soit la véritable histoire, Bénazéraf vampirise le film. Passée une chanson ronge-cerveau (on l'espère sur le radio-blog), sa voix envoûte le spectateur et le propulse dans une quatrième dimension, faite d'incrédulité, de ridicule et d'effroi.
Première voix-off pour vous convaincre :
http://www.dailymotion.com/user/poulet42/video/xaoasn_saint-tropez-interdit-nestce-pas-de_shortfilms
Et c'est comme ça pendant 1h10, sans aucune pause. Nous pourrions, nous, nous arrêter là, effrayés à l'idée de rentrer dans les détails concernant l'arrivée de Saint-Tropez la tête à la main avec cette vieille terre, cette vieille Gaïa, et une crête de coq attachée au mât, concernant les moeurs tropéziennes où l'homosexualité est si présente qu'un industriel Lyonnais ou Bordelais pourrait y vivre ses penchants sans retenue, concernant la paléontologie humaine et l'adaptation Darwinienne à Saint-Tropez, ou encore concernant la peur de la guerre nucléaire qu'on croit impossible, ce qui est faux. Mais ici, nous pensons que vous avez le Droit de savoir, de tout savoir.
Eddie Barclay éméché, Véronique et Davina en train de cloper : Saint Tropez caché !
Courage donc. Car la parole dans Saint-Tropez interdit, c'est du n'importe quoi, mais pas du n'importe quoi redondant. Il s'agit en effet d'une enquête, ce qui implique la prise de parole régulière d'intervenants.
On a :
- le commissaire de Saint-Tropez
- des pétasses qui gloussent, aiment le rouge, sous-entendent que la police a la meilleure drogue, regloussent, veulent mourir jeunes, et on ne voudra pas les en empêcher.
- des actrices pornos qui se demandent ce qu'elles foutent là, mais qui apprécient le fait d'être sur un yacht et donc ne se plaignent pas. Un moment de distanciation Brechtienne où Bénazéraf nous dit : hé, vous regardez un film, ne l'oubliez pas. Mais on ne l'avait pas oublié.
- des femmes sur la plage qui hallucinent sur les rayures des maillots de bain (alors qu'à l'écran on voit un homme en string avec marqué Budé sur le dos, ce qui rappellera de bons souvenirs aux étudiants de lettre classique)
- une femme qui veut rendre fou un restaurateur italien (« sa peinture, c'est de la merde, mais qu'est-ce qu'il m'excite ! »)
- un proxénète qui poussé par la pression fiscale de Fabius, est obligé de prendre et de vendre des photos érotiques de la fille de la boulangère qui a eu un accident de voiture.
Beauf à bob rageux, boulanger moustacheux, restaurant italien pseudo luxueux, maquillage monstrueux : Saint-Tropez scandaleux !
Un gros dossier, donc. Surtout le commissaire de Saint-Tropez. Qui est-il vraiment ? Un ami de comptoir de Bénazéraf ou le vrai ? Imaginons qu'il soit le vrai : ses réponses ont-elles été coupées, manipulées (dans certains cas, cela paraît assez net) ? Ou tout simplement le ridicule de ses réponses tiennent-elles à l'orientation éhontée des questions ?
Toujours est-il que vous apprendrez ici qu'à Saint-Tropez une stricte application de la loi est impossible, et qu'il faut donc l'appliquer à la mode tropicale, que la police sait ce qui se passe dans les villas mais n'a pas à juger la morale, que de grands bandits habitent à Saint-Tropez mais sont les plus discrets des citoyens, et que les cocus à Saint-Tropez sont surtout des étrangers, mais ne se plaignent pas trop.
Mais le champion c'est bien Bénazéraf.
Jean-Luc Godard reprochait aux cinéastes de son époque de ne faire finalement que la radio avec de l'image, n'interrogeant jamais le rapport entre le son et l'image. Dans Saint-Tropez interdit, cette problématique est brillament mise en valeur par le fait que jamais rien de ce qui est dit ne correspond à aucun moment à ce qui est montré.
Le texte lui-même mériterait d'être au programme de l'agrégation : imaginons ce que cela donnerait :
Texte à commenter :
Dans le rapport du jury, on relèvera que les candidats ont bien remarqué qu'il n'est jamais fait mention à un autre endroit du film d'une quelconque clinique, que le texte n'a qu'un lointain rapport à Saint-Tropez dans l'ensemble, et on appréciera l'explication des références à la psychanalyse, à la mystique et à Nietzsche (pas de joie sans souffrance). On se posera aussi la question de l'articulation du texte proche du free-jazz, et on pensera bien à expliquer les termes techniques tels « mucosité muco-palpable ».
En conclusion, Saint-Tropez interdit est un film incroyablement dense, à la fois dans son pipotage (Saint-Tropez ville du péché : on verra un vol grotesque dans un magasin de vêtement, des voitures mal garées, des lesbiennes et des invertis) et dans sa prétention philosophique virant au n'importe quoi total, chaque discours usant les nerfs des nanardeurs les plus avertis et méritant largement sa place aux côtés de la définition du karma dans la rubrique ils l'ont dit.
Au revoir, les gars !
Note : J'ai envie de dire 5/5, car ce film mélange mauvais film érotique et philosophie de gare, mais le fort quota de scènes érotoches nazes peut fatiguer les moins hardis. Dans ce cas, réduire la note à 4/5
Catégorie : Mondo pour la citta del peccato
Rareté : Pièce de collection : Le film a été exhumé par le très valeureux
ROhttp://xit.easy-hebergement.info/nana ... ing.phpTOR chez Proserpine. La fiche IMDB du film indique une édition québécoise chez Mustang video distribution.
Une interview récente de José Bénazéraf qui permet d'en apprendre plus sur le personnage, et de savoir deux choses : premièrement, il pense que ses films n'ont pas vieilli, et deuxièmement, il ne s'oppose pas à une mise à disposition de ses films sur internet :
http://tv.lepost.fr/2009/08/10/1652760_jose-benazeraf-je-suis-le-contraire-d-un-homme-vertueux-j-aime-les-femmes.html
P.S. : Je suis en retard pour la chro, mais si mon âme désirait écrire, mon cerveau le refusait. La lutte a été dure.
J'ai écrit boulanger moustacheu pour la rime, si vous en avez une meilleure, je suis preneur.
Pour le montage des meilleurs moments "Sodome et Gomorrhe", j'ai été trahi par Virtual dub : mon montage était plus cut, mais en sauvegardant, il me réintègre des bouts de dialogue avant. Je pense que c'est une question d'images clés qu'on ne peut sauter. Si vous avez une solution, je suis preneur aussi.
Enfin, j'ai essayé d'intégrer un maximum de remarque du sujet du forum général (notamment Eddie Barclay : j'ai mis cette photo, mais est-ce bien de ce passage dont vous parlez ? Est-ce Eddie ?) , mais je n'ai pas pu caser la réflexion sur la musique de mon curé chez les thaïlandaises. D'abord parce que je sais pas où ça se trouve. Ensuite parce que la chronique est assez longue, et je ne voulais pas appesantir encore plus en parlant de la musique. Mais si vous avez une idée élégante pour ajouter cette information au texte, n'hésitez pas. De manière générale, toute critique constructive est la bienvenue.