Vu ce soir et je commencerai par gueuler un coup contre les conditions de projections vraiment pas terribles : image légèrement floue et trop faible luminosité, sans compter une vitesse de défilement dont je suis quasiment sûr qu'elle a été accélérée. Le rendu à l'écran est assez délétère, avec des effets de précipitation et des mouvements de caméra portée rapidement insupportables. On aurait presque dit par moments que le film virait au slapstick en N&B. Ou alors c'est un effet totalement volontaire de la part de Aronofsky, et là, je dis non. En dehors de ces scories qui ont initialement gêné mon immersion dans l'histoire, Black Swan assure dans les grandes largeurs : tous les acteurs sont très bons (ma préférence va à un second rôle, à savoir la mère de Nina), les séquences de danse sont ébouriffantes (par contre, ça fait mal aux pieds), l'ambiance est angoissante à souhait (le saupoudrage de sons, type battements d'ailes, fonctionne bien), la musique est bien (je m'attendais peut-être à mieux) et beaucoup de séquences restent longtemps en tête (la soirée en boite sous ecsta, la première masturbation, ou plus anodin, la scène où l'on voit le dos musclé et ridé de la vieille entraineuse tandis qu'elle effectue les mouvements des bras). Au final, le film ne m'est apparu comme un chef d'œuvre digne de rejoindre mon top 10 ciné personnel, mais c'est une production qui mérite le déplacement de par son originalité et son exécution fort réussie.
Maintenant, il est tard, le film m'a fait chauffer les neurones, il est temps de lâcher les élastiques et de se laisser aller à interpréter sauvagement le film. Donc attention, spoilers en approche.
A mon sens, Black Swan est un film sur l'anorexie mentale. Évidemment, le thème n'est pas réellement traité de manière frontale. Seules les quelques séquences de vomissement (qui demeurent d'ailleurs peu détaillées), la maigreur du personnage (contextualisée à son milieu professionnelle) et le rapport à la bouffe (si je ne m'abuse, on ne voit à l'écran qu'un demi-pamplemousse -mmh, le bon repas !- et un gâteau à la taille pantagruélique -qu'il faut d'ailleurs manger entièrement sous peine de tout balancer à al poubelle-) peuvent apparaitre comme des éléments équivoques.
Il faut plutôt s'intéresser au personnage de Nina. Adulte d'âge indéterminée, vivant comme une petite fille de 12 ans (la chambre et les peluches sont évidentes), sous l'emprise d'une mère archaïque toute-puissante, Nina se présente initialement comme une personnalité effacée, anxieuse avec quelques aménagements obsessionnels (sa façon de disposer méthodiquement les objets volés dans sa loge) afin de contenir son angoisse. Le maitre-mot de son fonctionnement est la maitrise, terme clairement utilisé à plusieurs reprises et "défaut" d'ailleurs reproché par Cassel à Nina. Nina est dans la maitrise constante de son art, et donc de son corps, à la recherche d'une perfection du geste, et plus généralement d'une maitrise absolue de sa relation à elle-même et aux autres. Ce qui est le fondement même de l'anorexie mentale, je vous le rappelle.
Dans sa recherche de perfection, Nina se voit contrainte d'évoluer dans sa maturité psychique, en particulier dans son rapport à la sexualité, domaine qui lui est inconnu car totalement interdit, entre autres par la mère (la fameuse scène de la masturbation l'illustre magnifiquement bien, mais également quand elle rentre de boite et qu'elle dit avoir été baisée, la mère lui masque la bouche). Confrontée à la sexualité, Nina apparait éprouver un véritable vécu d'angoisse psychotique (les phénomènes auditifs hallucinatoires et interprétatifs de persécution) qui trouve son ancrage dans le lien à la transformation du corps. C'est bien entendu évident avec les scènes de transformation en cygne, mais cela se retrouve également dans toute la richesse des métaphores sur la sexualité, la défloraison (la masturbation dans la baignoire ou la scène de fin avec le sang sur le tissu blanc !) et compagnie, qui signent la transformation pubertaire, honnie par toute bonne anorexique qui soit. En effet, l'apparition de la puberté signe la perte de contrôle du psychisme sur le corps avec les manifestions pulsionnelles liées au déchainement hormonal. Dans la réalité, l'anorexique mentale s'en protège en étant aménorrhéique (absence de règles). Dans le film, on peut interpréter les lésions de grattage comme des équivalents de perte de contrôle (ils annoncent la transformation en cygne), dont la cause n'est d'ailleurs jamais montrée directement (seul un reflet de Nina le confirme). La sexualité a de plus cecic de dangereux pour l'anorexique qu'elle peut l'amener à s'investir dans la relation à l'autre et à risquer de perdre ce contrôle chéri, ce qui est donc particulièrement angoissant. Cela se sent à l'écran dans les relations que Nina entretient avec les autres personnages, dont on a toujours du mal à savoir s'ils sont sympathiques ou inquiétants.
L'autre niveau de fonctionnement psychotique de Nina s'observe dans le mécanisme de clivage et de projection de sa part sexualisé. Le personnage de Lily est ainsi le double sexualisé (et pas qu'un peu) de Nina, amie proche et pourtant prête à la trahir à tout moment. Le seul fantasme de Nina est de coucher avec ce double dans une relation homosexuel, et même autoérotique, qui est ce qui représente le plus faible danger d'engagement relationnel. Sa volonté finale de se débarrasser d'elle la conduit à se suicider... ce que Nina ne déplore par vraiment car c'est ce qui lui permet d'atteindre cet état de perfection absolue qu'elle recherche depuis le début. Une maitrise complète qu'elle ne trouve que dans la mort, à l'image de ces anorexiques dont la pugnacité extrême à vouloir contrôler leur corps aboutit malheureusement à engendrer leur propre décès.
Voilà, dans tout ça, il reste le personnage de Cassel, sorte de prédateur sexuel qui ne passe jamais à l'acte, ou la relation avec la vieille gloire déchue que je ne case pas particulièrement dans ma perlaboration tardive... Fin des spoilers.
Sinon, j'ai lu les autres avis, et je rejoins Snake Void sur sa comparaison avec Perfect Blue. La différence notable entre les deux films est que dans PB, le personnage principale affronte une période de sa vie où un vécu psychotique va lui permettre d'évoluer positivement vers un nouveau stade de maturité, tandis que dans BS, Nina s'enfonce morbidement dans sa structuration pathologique.
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"On était si pauvres, que quand un cambrioleur s'est introduit chez nous, on l'a dévalisé."
"T'as vu, les œufs sont cuits à l'envers..."
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