Amours vaches. Bienvenue dans le tohu-bohu annexé du tambour d’une machine à laver. Des divagations démantibulées et des volutes ubuesques, à l’abandon, jusqu’à un crépuscule désaffecté et neigeux. Car Alejandro Gonzales Inarritu persiste, après l’âpreté surexcitée d’Amours Chiennes, dans une dramaturgie picaresque faisant coïncider en un bouillant éclatement le destin de trois personnages décontenancés, filmés au plus près, à même le corps pigmenté, cadavérique, délaissé.21 GRAMMES
Les obsessions sont analogues, le deuil d’un enfant – que le cinéaste exorcise à chaque coup de manivelle – et l’accident de voiture malencontreux. Autour de cette tragédie, et de la culpabilité ou de la rédemption qui pourraient en découler, se cristallise, comme autant de minces pellicules arrachées à un support brut et peu engageant, le destin écartelé d’un professeur de Mathématiques en attente d’une greffe cardiaque (Sean Penn traînant son spleen empesé), d’une mère de famille ex-junkie (Naomi Watts, révélation de Mulholland Drive et de The Ring, sublime d’ambivalence anxieuse) qui voit ses proches décimés sous les roues d’un ex-taulard embrigadé par les dogmes de l’Eglise (Benicio Del Toro labile et claquemuré). Evidemment, la trouvaille de génie, le cachet auteuriste et dissident du long métrage provient de sa dislocation flétrie, d’une temporalité déstructurée qui voit virevolter des blocs sécables entrelaçant passé, présent et futur. Au début cela donne une joyeuse pagaille drolatique et intrigante, sur la fin cela commence sérieusement à sentir l’esbroufe fate. Car l’habillage amèrement ostentatoire (grain rugueux et filtres appuyés) s’il n’a pas le manichéisme chromatique drastique du Traffic de Steven Soderbergh se distingue tout de même par sa vanité stérile. Les codes se font évanescents, les afféteries de style masquant à grande peine les caractères faméliques, stéréotypés et versatiles. Seule Charlotte Gainsbourg tire son épingle du jeu, par la limpidité de sa présence fantomatique, par sa quête impérieuse de maternité et de filiation. Pour obtenir le sperme de son conjoint agonisant elle est prête à tout, voire à la nécrophilie. L’humanité affalée déserte ainsi insidieusement le film cosmopolite, pour s’évaporer – soupirs dévastés d'êtres accablés – dans les terres retirées d’un pays en déshérence (broussailles esseulées, poussières dansantes, gueules exténuées). La chosification insipide pointe à la dernière image, cette piscine vide n’est autre que la cage thoracique béante d’un homme ayant rejeté son nouveau cœur – d’ailleurs le premier plan anémique nous montrant le corps opalescent de Naomi Watts allongée devant un Sean Penn méditatif renvoie immanquablement au dernier plan (le personnage de Paul ayant été vu plus tôt contemplant le spectacle de la déliquescence corrodée du bassin). Au centre de l’oeuvre perturbée, faussement transgressive et sinistrement suicidaire rien ne saurait palpiter – sauf si l'on bat nerveusement sa coulpe –, la métaphysique frelatée et l’eucharistie dévote auront eu raison de la linéarité salutaire. Pourtant, quelque part, Cristina – la harpie camée, shootée à la violence et à la mort – aura été fécondée.
«La Terre a tourné pour nous rapprocher». Dans sa thématique théologique maniériste et disposée l’immaculée conception n’est pas la plus mince des couleuvres que le cinéaste nous fera avaler, jusqu’à la nausée. Ce Dieu miséricordieux contempteur qui préside à l’avènement d’un futur synonyme de souffrances est alors illogiquement adulé alors que le scénario crie son reniement. Accepter
les caprices du hasard, certes, les voies du Seigneur sont impénétrables, mais le déni de l’évolution progressive et séquentielle résonne comme un désaveu de la faculté curative octroyé par l’Être Suprême. Jack se transmue suivant cette optique indigente et fanatique en alter ego vespéral de Job. Parabole, sainte trinité, blancheur livide de la pureté, Inarritu appose diligemment le reliquaire exégète de l’iconicité religieuse, tombant alors dans la cadence foutraque qu’éconduisait le Crossing Guard de Sean Penn sur un postulat pourtant analogue. Ses desseins esthétiquement troubles se parent d’une évidence fulgurante, répugnante et désemparée, celle de l’éveil exsangue à sa propre conscience de sa géographie mystique atrophiée – prostré et rétif, il élude méticuleusement la scène du drame originel mais flotte autour d’elle d’un voyeurisme phagocytaire, écrasé par l’attrait d’une violence froide et sèche. La causalité taillée au cordeau emporte le propos aux tréfonds d’une philosophie déficiente, d’une société morcelée expulsant ses interférences humaines et autres anomalies trop complexes pour réchapper au broyeur fastidieux des tressautements de la caméra portée à l’épaule. Voici des constituants à la dérive, honnis dans le néant anesthésié, comme autant de grammes de finesse saupoudrés au sein d'un monde de brutes (l’aréole rosée de la poitrine de Cristina, perdue sur la frêle immensité de son enveloppe charnelle blême et émouvante). Vingt-et-un grammes c’est encore trop lourd pour que l’âme visqueuse gorgée de mollesse s’envole au plus haut des cieux, délivrée de ses tourments. Et l’averse duveteuse de flocons mort-nés de s’épancher placidement.