Les Affranchis et Casino étant mes Scorsese préférés, j'ai vraiment beaucoup aimé ce film, qui est sans doute l'oeuvre du maître qui se rapproche le plus d'une comédie, avec After Hours. Di Caprio est absolument fabuleux de cabotinage contrôlé, il donne une vraie folie au rôle, sans laquelle le métrage aurait été raté. C'est simple, tout le film repose sur sa performance et sur la capacité des autres comédiens à le suivre dans son délire sans pour autant tenter de tirer la couverture à eux. De ce point de vue, ils sont tous géniaux, à commencer par un Jonah Hill dans son meilleur rôle, qui profite pleinement de la vie que lui offre Jordan mais qui, sans lui, ne serait rien qu'un petit homme effacé aux vices inavoués, réduit à fumer du crack aux chiottes. Matthew McConaughey, pourtant très peu présent à l'image, excelle dans le rôle du mentor, yuppie typique des années 80, le genre de gars qui a sans doute inspiré Brett Easton Ellis pour son Patrick Bateman et dont on comprend en une seule scène l'influence qu'il aura sur toute la vie de Jordan Belfort. Il y a dix ans et quelques, avant sa performance dans Le Règne du Feu, il était catalogué beau gosse de rom-com avec un je ne sais quoi dans le jeu qui le rendait un poil irritant, pas tout à fait dans le ton. Aujourd'hui c'est un grand comédien.
Pour l'intrigue, elle reprend effectivement la structure des grandes sagas scorsesiennes, suivant l'ascension et la chute de ces hommes qui, selon sa formule, "ont le monde à leur pied mais refusent de s'abaisser un tout petit peu pour le ramasser, et finissent par le perdre". Mais comparé aux autres Scorsese bâtis sur le même principe, on trouve ici une dimension sociale plus poussée, et une critique acerbe et efficace de la société américaine, parfaitement résumée dans le plan final. Et contrairement à Casino ou aux Affranchis, dont la structure nous fait d'abord envier le sort de leurs héros avant de jeter un froid en montrant une chute rapide qui fait tomber encore plus bas que là où on se trouvait au départ, ici, on n'est jamais vraiment du côté de DiCaprio tant le côté beauf du personnage saute aux yeux dès qu'il commence à s'élever. Dans les précédents films, on s'identifiait pour finalement se dire que ça ne valait pas le coût, dans Le Loup de Wall Street, on juge le personnage depuis le début, mais la scène finale nous rappelle que tout le monde veut être riche, et donc tout le monde peut devenir comme Jordan Belfort. Voir le premier couplet d'Un jour en France de Noir Désir...
Enfin, j'avoue que chaque fois que je regardais les autres grandes sagas scorsesiennes, je pensais malgré tout le respect que j'ai pour le monsieur, que je n'aurais plus jamais l'occasion de voir sur grand écran un nouveau film aussi techniquement parfait, au montage aussi maîtrisé. J'ai bien aimé Les Infiltrés, Hugo Cabret, Shutter Island etc. mais un film comme Casino, qui te donne l'impression que trois heures passent en dix minutes, où chaque scène est un morceau d'anthologie sur tous les plans de la création cinématographique, c'est vraiment d'un autre niveau pour moi, typiquement le genre de film qu'on doit avoir entièrement en tête avant de commencer le tournage, où chaque plan, chaque raccord est une évidence, où les scènes s'enchaînent logiquement en sans temps mort. Des films que seuls les grands, les immenses cinéastes sont capables de faire, qu'on ne peut pas réussir par hasard. Bref, je pensais que Scorsese ne ferait plus jamais un film pareil et je me suis trompé parce que non seulement il l'a fait, à plus de 70 ans, mais il a pris le risque d'ajouter à une structure rôdée la dimension over the top de son personnage là où d'autres se seraient contentés d'une mise en scène clinquante pour illustrer le point de vue d'un personnage interprété avec une relative sobriété.
Là où les interprétations de Liotta, De Niro, Pesci et consort étaient quand même sobres (ce qui rendait plus forts les débordements de violence) où la violence et la folie passaient par des regards, des subtilités de dialogue, des pauses, des trucs de montage, ici, on a des séquences techniquement hyper maîtrisées mais qui perdraient de leur impact sans l'incroyable performance des comédiens. Finalement, la séquence la plus classique est sans doute la rencontre sur le yacht entre DiCaprio et Kyle Chandler est un modèle de dialogues, de jeux de regards et d'intonations qui rendent palpable la tension qui monte derrière les amabilités jusqu'au pétage de plomb final. Une scène que je ne serais pas surpris de voir rejouée dans les cours de théâtre amateur, et étudiée en cours pros. En contrepoint, il y a cette séquence géniale, le morceau de bravoure du film, cette formidable scène de "paralysie cérébrale" qui ne pouvait fonctionner qu'en alliant le sens du cadrage, de la mise en scène et du montage de Scorsese avec le surjeu habitué et totalement décomplexé de DiCaprio. Il faut le voir privé de ses facultés motrices, incapable d'articuler, s'emmêler dans le fil du téléphone tout en gardant un regard exprimant parfaitement les pensées et objectifs de son personnage.
Martin Scorsese est juste le plus grand cinéaste de notre époque.
_________________ Lawrence Woolsey, précédemment connu sous le pseudonyme de deathtripper21...
"Godfrey Ho a beau avoir trouvé des Kickboxeurs américains, le duel entre la mariée et la robe restera LA baston du film." Plissken
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