Titre original : La isla de los hombres solos
Titres alternatifs : L'île des hommes seuls, Island of Lost Souls, Island of Lonely Men
Réalisateur : René Cardona Senior
Année : 1974
Pays : Mexique
Genre : Aventure / Drame
Durée : 1h35
Acteurs principaux : Alejandro Ciangherotti, Wolf Ruvinskis, Mario Almada, Marianne Sauvage, Eric del Castillo, Xavier Marc
Dans la vaine des films carcéraux engagés des années 70 ("Papillon", "Midnight Express", "L'évadé d'Alcatraz", "Brubaker"...), il y a ce film qui est sans doute un des plus réussis de René Cardona Senior, sur un thème et dans un style plus proche des films de son fils René Junior (producteur et co-scénariste de l’œuvre, et qui était lui-même occupé sur un film à la thématique similaire "El valle de los miserables"). Il s'agit de l'adaptation du best-seller de l'écrivain costaricien José Léon Sanchez.
Quelques mots sur le romancier : considéré comme le plus grand auteur costaricien, José Léon Sanchez est le fils d'une prostituée originaire de la tribu des Huetares. Vendu enfant par sa mère contre un sac de sel, le jeune José Léon s'est ensuite échappé de l'orphelinat de San José et a grandi dans une misère noire. En 1950, âgé de vingt ans, il est condamné aux travaux forcés à perpétuité pour sacrilège. Accusé d'avoir dérobé les diamants de la Basilique de Los Angeles, des aveux lui sont arrachés sous la torture par la police. Il est déporté au pénitencier de l'île San Lucas dans l'océan Pacifique, un bagne fondé en 1873 par le dictateur Tomas Guardia Gutiérrez, tristement fameux pour ses conditions de détention inhumaines et barbares. Surnommé "le Monstre de la Basilique" pour son "crime blasphématoire", le jeune José Léon Sanchez est dès son arrivée jeté au cachot pendant trois ans dans le noir et la solitude totale, avant d'être mis aux travaux forcés avec les autres détenus. A la suite d'une évasion manquée, il sera à nouveau sauvagement torturé par les gardiens jusqu'à ce qu'en 1958, le président du Costa Rica Mario Echandi ne décide de réformer le bagne de San Lucas pour en faire une Colonie Pénitentiaire Agricole modèle. Grâce à ces conditions de détention assouplies, l'illettré José Léon Sanchez apprendra à lire et à écrire et rédigera en prison le récit de "La Isla de los Hombres Solos". Amnistié au bout de vingt ans d'incarcération, José Léon Sanchez, qui a toujours clamé son innocence, part en exil au Mexique où il participe à l'écriture du scénario de l'adaptation ciné de René Cardona Senior. En 1988, la justice costaricienne finira par reconnaitre l'innocence de José Léon Sanchez (son beau-père l'aurait en fait dénoncé à la police après avoir lui-même commis le vol) et les atteintes aux droits humains que constituèrent sa condamnation et son emprisonnement. Toute sa vie, le romancier militera pour le respect des droits de l'homme dans le monde.
Version romancée de la vie de José Léon Sanchez, "La isla de los hombres solos" a pour héros Jacinto (rebaptisé Juanito dans la version anglaise et joué par Alejandro Ciangherotti), un jeune pêcheur pauvre condamné pour avoir tué le puissant Don Miguel (Mario Almada), un cacique ayant violé à deux reprises la jeune épouse de Jacinto Maria Reyna (Marianne Sauvage) et l'ayant poussée à se suicider en se jetant dans la mer déchainée avec son nouveau-né. Jacinto subit pendant des années le régime de fer de San Lucas jusqu'au jour ou le commandant du pénitencier, le colonel Venancio Salvatierra (Wolf Ruvinskis) ne soit relevé de ses fonctions pour ses crimes par un envoyé du gouvernement. Le colonel perd alors la raison et déclare son île une république libre et indépendante, s'autoproclamant président et général Venancio 1er. Il libère alors tous les détenus qu'il torturait et assassinait la veille et en fait des citoyens libres de sa nouvelle république, envoyant même un bagnard comme ambassadeur auprès du président costaricien ! Bien sûr, le gouvernement réagit prestement à cette sécession délirante et un croiseur de la marine costaricienne fait redescendre le général-président Venancio 1er de son nuage à coups de canon. Jacinto et d'autres prisonniers saisissent alors l'occasion pour s'évader. Mais la chasse à l'homme s'organise...
Tout en reprenant les codes du film de taulards, "La isla de los hombres solos" est donc avant tout une dénonciation du bagne de l'île San Lucas (toujours en activité à l'époque et qui ne fermera ses portes qu'en 1991), un endroit où des adolescents de 14 ans condamnés pour vol étaient mélangés à des sadiques, des violeurs et des assassins, où le gouvernement costaricien déportait ses prisonniers politiques parmi les droits communs, et où la torture, les viols et les meurtres de détenus faisaient partie de la banalité quotidienne, où les forçats étaient affamés et mouraient comme des mouches victimes des maladies ou assassinés par les gardes. Bref, cette île-prison connue comme "le Alcatraz du Costa Rica" ferait passer le Rocher californien pour le Club Med. Comme son titre l'indique, le film est aussi centré sur un phénomène paradoxal commun à tous les récits de prisonniers, à savoir la solitude profonde ressentie par des hommes vivant dans la promiscuité, entassés pêle-mêle dans les cellules collectives dans l'impossibilité d'être seuls et pourtant désespérément seuls avec leur passé et leur conscience, se raccrochant au peu qu'ils possèdent (le prisonnier chérissant sa guitare et cassant les oreilles à tous les autres en jouant perpétuellement le seul air qu'il connaisse), la déshumanisation et la brutalité ambiante ne favorisant pas l'empathie (le détenu hurlant quand son frère meurt dans ses bras, dont la plainte se perd dans l'indifférence générale). Des amitiés se nouent parfois, l'homosexualité sert de palliatif à l'absence de femmes et la frustration sexuelle, chacun tente de s'acclimater à cette vie de mort-vivant, se raccroche à l'espoir d'une évasion réputée impossible (8 kilomètres à la nage pour rallier le continent, dans une mer infestée de requins), mais San Lucas est finalement un monde clos et coupé du réel, un univers où l'horreur et l'absurde se côtoient et où chacun doit dire adieu à son ancienne vie. Un monde à part, pour reprendre l'expression de Dostoevsky dans "Souvenirs de la maison des morts".
La mise en scène parfois très nanarde de René Senior se fait ici plutôt élégante, le film se veut sérieux et prestigieux et ne cède pas trop aux travers racoleurs du cinéma d'exploitation. Le film évoque bien sûr les aspects sordides de San Lucas (l'amputation d'un vieux bagnard atteint de gangrène à cause du boulet qu'il porte au pied, le kapo violant le cadavre d'un jeune détenu mort) mais sans en faire trop et en restant soft. On est dans une production quasi-mainstream qui privilégie l'aventure, le drame et des thèmes sociaux et politiques qu'on retrouvera souvent chez René Cardona Junior. Le film s'autorise une séquence très poétique avec le cauchemar de Jacinto voyant sa femme courir (nue, parce qu'on est quand même chez Cardona) en direction de la mer au ralenti, une scène entièrement bruitée par le son des vagues et nimbée par la lumière du soleil. Côté casting, on saluera tout particulièrement la prestation excellente de l'ancienne vedette du catch Wolf Ruvinskis dans le rôle du colonel fou Venancio Salvatierra.